Jasmin / Jansemin (1798-1864)

Jansemin / Jacques Boé dit « Jasmin »

Jansemin / Jacques Boé dit « Jasmin » Domaine public, via Wikimedia Commons

Jacques Boé, coiffeur de son état à Agen, est le plus connu des artisans poètes occitans à qui les débuts de la presse et de l’alphabétisation populaire donnent l’occasion de s’exprimer par l’écriture, dans la langue qu’ils maîtrisent le mieux, leur langue maternelle. Contemporain du marseillais Gelu, de Peyrottes, potier à Clermont l’Hérault, de Vestrepain, bottier à Toulouse, Jasmin connaît un succès national qui suscitera de nombreuses vocations prolétariennes.

En 1835, au début d’une carrière poétique qui le fera recevoir à la Cour et connaître de la France entière (une station de métro porte son nom), Jasmin écrit une autobiographie en vers, Mous soubenis, appréciée par Nodier et Sainte-Beuve, ses premiers protecteurs. Cette autobiographie, rythmée par les émotions du poète, fait se succéder les tonalités, de l’attendrissement au burlesque, de la joie d’enfance aux premières douleurs, comme nous le voyons dans le passage mis en ligne, extrait de la première section.

Jasmin écrit quelques poèmes longs : L’Abuglo de Castèl-Cuillè, Françouneto, Maltro l’innoucento, Lous dus frays Bessous. Ce sont des récits mélodramatiques destinés à faire pleurer le lecteur (ou l’auditoire) sur les malheurs de jeunes filles pures et vertueuses injustement frappées par le destin. Les procédés d’écriture, s’ils ne sont guère discrets, sont très efficaces : types humains caricaturaux, sentiments exacerbés, coups de théâtre, antithèses fortes. Jasmin recourt aux vers libres, parfois mêlés de formules imitées de la tradition orale. Son but est d’émouvoir le plus fortement possible. S’il est original, ce n’est certes pas par les clichés moraux qui fondent ses récits et qui relèvent du conformisme le plus bien-pensant, mais par l’intensité des « coups de poing rhétoriques » (assez réussis) qu’il nous assène et qui témoigne d’un talent réel de conteur ; c’est aussi par une évocation pittoresque, sincère et souvent touchante du peuple dans sa vie la plus quotidienne.

Il fut par ailleurs un diseur remarquable, doté de talents de comédien qui lui valurent un succès immense au cours des « tournées » poétiques qu’il fit, sa vie durant, dans tous les pays d’oc. Mais ce poète autodidacte et narcissique, qui se produisit sur scène plus d’un millier de fois, qui revendiquait son origine populaire comme un titre de noblesse et qui ressentit le félibrige comme un concurrent à sa gloire, laissa, faute d’« école » ou de disciples, un modèle poétique qui sera beaucoup imité dans notre littérature : l’autobiographie rimée, les « mémoires de pauvre ».


À l’Hôpital, c’est là que les Jasmins meurent…

Oh ! dans cet âge tendre, je me faisais un grand plaisir du plaisir le plus mince. Les vendanges venaient, j’allais grappiller. L’hiver venait, gelant à pierre fendre, faute de bois, j’allais me chauffer au soleil, en attendant l’heure d’aller veiller. Car, de l’hiver si laid que la veillée est belle ! Dans une chambre nous étions quarante, assis. Suspendu au bout d’un roseau, un vieux lampion nous éclairait. A vingt quenouilles, vingt fuseaux raboteux faisaient du fil gros comme de la ficelle. Alors un long silence se faisait. Et, dévidant les bouts de fil que nous attachions, nous autres, assis sur un billot, nous écoutions les vieux contes qu’une vieille disait. Oh ! que je ressentais de plaisirs et de peines, quand elle disait l’Ogre ou le Petit Poucet. Mais quand elle peignait cent revenants traînant leurs cent chaînes dans une vieille masure, quand elle nous racontait le Sorcier, Barbe-Bleue, le Loup-Garou qui hurlait dans la rue, j’étais à moitié mort de peur, je n’osais plus respirer. Et quand je sortais, que minuit sonnait, il me semblait que sorciers et loups-garous étaient toujours derrière moi, prêts à me poursuivre.

Eh bien ! pourtant, cela savait me plaire ! Le jour, ma peur se dissipait aussi vite qu’un éclair ; et chaque soir, transi de froid, j’étais toujours le premier sur le billot. Mais un hiver mon siège resta vide… Oh ! c’est qu’alors un triste événement m’avait frappé d’un si grand chagrin que j’en ai eu les larmes aux yeux.
Douce ignorance, ah ! pourquoi ton bandeau se déchira-t-il si brusquement et si tôt ?

C’était un lundi, à la fin de mes dix ans. Nous étions en train de jouer. J’étais le Roi. On me faisait escorte. Mais tout d’un coup, qui vient me troubler ? Un vieil homme, assis sur un fauteuil de saule, que sur deux pals deux charretiers portaient… Le vieillard s’approche, encore et encore… Dieu ! qu’est-ce que j’ai vu ! qu’est-ce que j’ai vu ! Mon grand-père, mon vieux grand-père, que ma famille entoure. Dans ma douleur, je ne vois que lui. Déjà je saute sur lui pour le couvrir de baisers.

Pour la première fois, en m’embrassant, il se met à pleurer ! « Pourquoi pleures-tu ? Pourquoi quitter la maison ? Pourquoi laisser des enfants qui t’adorent ? Où vas-tu, grand-père ? – Mon fils, à l’Hôpital, c’est là que les Jasmins meurent ! » Il m’embrasse et il part, en fermant ses yeux bleus. Et nous le suivons longtemps, sous les arbres. Cinq jours après, mon grand-père n’était plus. Et moi, affligé, hélas, ce lundi-là, pour la première fois, j’ai su que nous étions pauvres !

« Mous Soubenis », in Mémoires de pauvres, P. Gardy et P. Martel, éds., p. 94-96. Traduction française de Claire Torreilles.

« A l’espital, acos achi que lous Jansemins moron… »

Oh ! me fazioy dins aquel atge tendre,
Un grand plazé del plazé lou pu mendre ;
Bregnos begnon, anabi gaspilla ;
L’hiber begno gelan à pèyro fendre,
Faouto de boy m’anabi soureilla
En esperan l’houro d’ana beilla ;

Car de l’hiber tan lèt, que la beillado és bèlo !

Dins uno crambo èren cranto setuts ;
Penjat al bout d’un tros de carumèlo,
Un bièl carel nous prestabo sa luts ;
A bint quounouls, bint gros fuzèls brouncuts,
Fazion de fièl gros coumo de fissèlo ;

Un loun silenço se fazio,

Et debanan lou pèzi que nouzâben,
Nous aou, setuts sul souquet, escoutâben
Lous countes bièls qu’uno bièillo dizio.
Oh ! que sentioy de plazés et de penos
Quand dizio l’Ogro et lou pichou Poucet ;
Mais quand pintrâbo, al brut de cent cadenos,
Cent rebenans dins un bièl oustalet ;
Quand nous dizio lou Sourcié, Barba-Bluyo,
Lou lout-carou
q’hurlabo dins la ruyo,
Mièy mort de poou, gaouzabi plus poulsa,
Et quand sourtioy, que mèjonèy sounâbo,

Sourciès et louts-carous, à ço que me semblâbo,
Eron toutjour darrè prèstes à m’accoursa.

 

Eh-bé pourtant aco sabio me playre !
Al jour ma poou fugio coumo un esclayre ;
Et cado sero, arremouzat de fret,
Eri toutjour lou prumè sul souquet.

Mais un hiber moun souquet restèt bide…
Oh ! ce qu’alors un triste ebènomen
M’abio truquat d’un ta grand pèssomen,

Que de larmos, dunpèy sentioy moun èl humide ;

Douço ignourenço, ah ! perqué toun bandèou
Se dechirèt brusquomen et talèou !

 

Ero un dilus, mous dèts ans s’acabâbon ;
Fazian as jots, èri Rèy, m’escourtâbon.
Mais, tout d’un cot, qui bèn me desturba ?…
Un bièl setut sus un faoutul d’aouba,
Que sur dus pals dus carretès pourtâbon ;
Lou bièl s’aprocho, enquèro, enquèro may …
Diou ! qu’èy jou bis ! qu’èy jou bis ! … Moun grand-pay,
Moun bièl grand-pay que ma famillo entouro,
Dins ma doulou, nou bezi qu’el : dejà
Saouti sur el per lou poutouneja…
Pel prumè cot en m’embrassan, el plouro !
Qu’as à ploura ? perqué quitta l’oustal ?
Perqué dacha de pichous que t’adoron ?
Oun bas, payri ? – Moun fil, à l’espital :
Acos achi que lous Jansemins moron…
M’embrasso, et part en clucan sous èls blus ;
Moun èl, lounten, lou sièt debat lous aoures ;
Cinq jours apèy moun grand-pay n’èro plus ;
Et jou, chagrin, hélas ! aquel dilus,
Per prumè cot saguèri qu’èren paoures !

 

« Mous Soubenis », in Mémoires de pauvres, P. Gardy et P. Martel, éds., p. 94-98.

Jasmin (Jacques Boé dit) – « A l’espital, acos achi que lous Jansemins moron… »|1:32

Situation du texte

Après les joies des veillées, occasion pour l’enfant de développer son imaginaire, c’est le choc de la mort du grand-père accompagnée de la prise de conscience de la pauvreté de la famille qui ne cessera de hanter ces récits d’enfance et d’adolescence.


Jasmin – L’œuvre

On trouvera une bibliographie détaillée rédigée par François Pic dans les actes du colloque « Jasmin », édités par le CELO en 2002. Nous indiquons ci-dessous quelques-uns des textes qui seront réunis en 1835 dans Las Papillôtos.

  • 1822 : « La fidelitat ageneso, roumanço », Journal de Lot-et-Garonne, 31 juillet 1822, repris dans Las Papillôtos, tome 1, 1835.
  • 1825 : « Lou Chalibari », Journal de Lot-et-Garonne, 2-6 juillet 1825, repris dans Las Papillôtos, tome 1, 1835.
  • 1832 : « Mous soubenis, dediats a moussu Florimoun de Sent-Amant, poèmo en tres paouzos », repris dans Las Papillôtos, tome 1, 1835.
  • 1835 : Las Papillôtos, Agen, Imprimerie de Prosper Noubel.
  • 1836 : L’Abuglo de Castèl-Cuillè, Agen, Imprimerie de Prosper Noubel.
  • 1842 : Las Papillôtos, Agen, Imprimerie de Prosper Noubel, tome 2. Contient notamment « Françouneto, poèmo en 4 paouzos. Dediat a la vilo de Toulouzo » e « Lous dus frayrs bessous ».
  • 1845 : « Maltro l’innoucento, poèmo en très paouzos », Agen, Imprimerie de Prosper Noubel.
  • 1846 : « Lous dus frays Bessous ». Agen, Imprimerie de Prosper Noubel.
  • 1851 : Las Papillôtos. Agen, Imprimerie de Prosper Noubel, tome 3.
  • 1863 : Las Papillôtos. Agen, Imprimerie de Prosper Noubel, tome 4.
  • 1889 : Las Papillôtos. Œuvres complètes de Jacques Jasmin [mention de chacun des 4 tomes], Paris-Bordeaux, Victor Havard éd. –A. Bellier et Cie impr.-éd.
  • 1983 :  Mos sovenirs, disque enregistré par Marceau Esquieu, éditions Revolum.
  • 2010 : Mémoires de pauvres. Autobiographies occitanes en vers au XIXe siècle, P Gardy et P. Martel éds., Carcassonne, GARAE. Contient Mous soubenis et Noubèls soubenis, édités par Claire Torreilles.

Jasmin – Bibliographie secondaire

  • 2002 : Jasmin, Actes du colloque d’Agen (9, 10, 11 octobre 1998), réunis et édités par C. Torreilles et François Pic, CELO et William Blake & Co. édi.
  • 2005 : Revue des Langues Romanes, T CIX-2. De Jasmin à Mistral : écritures autobiographiques occitanes.
  • 2005 : Claire Torreilles, « Jasmin, le troubadour du peuple », in La poésie populaire en France au XIXe. Théories, pratiques et réception, dir. H. Millot, N. Vincent-Munnia, M-C. Schapira, M. Fontana, éditions du Lérot.