Ganiayre Jean / Ganhaire Joan (1941)

Ganiayre (Jean) / Ganhaire (Joan)

Joan Ganhaire – Photo collection personnelle de l’auteur.

Jean Ganiayre est un écrivain occitan du Périgord, auteur d’une œuvre narrative déjà abondante. Ce médecin de campagne a été aussi le conseiller général de son canton de Dordogne.

Sans tomber dans les « technotypes » qui réduiraient la personnalité d’un homme aux caractères de sa profession, on peut suspecter Jean Ganiayre d’une certaine familiarité, à la fois fascinée et angoissée, à l’égard de la mort. C’est son thème principal, depuis Los Contes del reirlutz [Les Contes du crépuscule] (nouvelles, 1977), jusqu’à ses trois derniers romans policiers et, avant eux, Lo Darrièr daus Lobatèrras [Le dernier des Loubaterres] (roman, 1987) et Lo Viatge aquitan [Le Voyage aquitain] (nouvelles, 2000), avec l’éclaircie salubre du roman de cape et d’épée Dau vent dins las plumas [Du vent dans les plumes] (1992), cependant contredite par la suite sanglante de ces aventures, comme l’annonce leur titre : Las Islas jos lo sang [Les Îles sous le sang] (2006).

Un peu comme pour Céline, autre médecin, on a l’impression que pour lui la mort est la seule vérité et la vie une illusion, un état passager de la matière. Dans la nouvelle-titre « Lo Viatge aquitan », le narrateur porte sur la mort un regard où l’on sent la présence de l’auteur, du technicien, du professionnel habitué à la côtoyer. Nous visitons la morgue de Bordeaux avec ce narrateur clochard qui va y chercher le corps de son ami. Auparavant, rien de sa déchéance ne nous a été épargné… Cependant, si les morts vivaient après la mort, rien n’indiquerait que leur éternité de fantômes soit moins épouvantable que la perspective du néant complet. (« Tròp tard lo linçou » [Trop tard le linceul]). Beaucoup de ces nouvelles ou romans évoquent des fins de races épuisées : comme chez Edgar Poe, on y trouve une fascination pour les familles maudites marquées par une faute ou une tare et promises à la disparition.

Il ne reste, sinon pour se sauver, du moins pour se protéger, que le style et le rire, en forme de ricanement du destin. Le dernier souffle s’achève en éclat de rire. Le pittoresque rend le macabre supportable. Jean Ganiayre est sans doute l’auteur occitan qui pousse le plus loin et sait le mieux manier l’humour noir.

Autre façon de se protéger de la mort, et autre ingrédient littéraire limousin, le sentiment de la nature, une nature possédée, habitée, enchantée, animiste, qui remonte à propos le moral du lecteur.

C’est paradoxalement dans ses quatre romans policiers, dont l’un des personnages récurrents est un médecin légiste friand d’autopsies, que l’on trouve le plus de tendresse et de curiosité, une curiosité empathique, mais quasi sociologique, pour les gens simples et souffrants.

L’univers de Jean Ganiayre repose sur cette triple fondation : une mort omnipotente, un humour omniprésent et une sympathie pour les êtres et les choses. De ces tensions naissent des constructions imprévisibles et superbes de bizarreries et d’humanité.


Nous avons mis un moment…

Nous avons mis un moment pour comprendre. La salle semblait haute et l’écho métallique de nos pas se perdait dans des voûtes retentissantes ; bien trop bruyantes à notre goût. Le rayon de la lampe suivait les murs nus sans rien trouver : pas d’étagères, de tiroirs, d’armoires ou quoi que ce soit.
Tout à coup Miguel a dit : « Là. » La lampe nous a montré les passerelles de fer et, dessous, de sombres reflets d’eau dormante. Nous nous sommes penchés, comme ceux qui, les dimanches, crachent dans l’eau des rivières ou suivent de l’œil le bouchon de quelque pêcheur. Mais nous, nos yeux n’étaient pas assez grands ni trop ouverts pour l’horreur qui couvait sous nos pieds : un monde de noyés nous laissait entrevoir ses yeux mi-clos, ses faces grimaçantes, ses membres livides, ses cheveux qui remuaient lentement… La lampe de Miguel allait et venait, incrédule : une autre passerelle, une autre cuve, d’autres noyés… une autre passerelle, une autre cuve, d’autres noyés… Le liquide de mort semblait une mare où aucun nénuphar, aucun cresson n’aurait eu le courage de germer. La seule salissure était, de place en place, une mouche morte qui attendrait longtemps la gueule ronde d’un poisson ou le coup d’aile penché d’une hirondelle. Jamais eau ne fut plus immobile, jamais miroir ne donna meilleur reflet de nos visages.
Il a bien fallu que nous nous arrachions à cette contemplation malsaine. Toi, où étais-tu ? Et moi qui pensais te trouver bien tranquillement rangé avec une étiquette au gros orteil, comme j’avais lu que ça se faisait. Nous avons suivi les passerelles, dévisageant les cadavres. Ne rien voir d’autre : c’est toi ou ce n’est pas toi ?
Nous avons fait le tour sans te trouver. Bien que tu sois des derniers arrivés, tu ne faisais pas partie de la surface. Tu avais déjà plongé au plus profond d’une de ces citernes suffocantes.
Miguel montra du menton deux lattes appuyées contre le mur. Il y en avait une qui se terminait pas un crochet. Nous avons pris chacun la nôtre et nous avons commencé.
Je ne sais pas bien si tu te rends compte de ce que tu nous faisais faire. Nous voilà occupés à farfouiller dans ces fosses communes en forme d’élevage de truites.
Et les morts dérangés se tournaient de côté avec de lents mouvements d’épaules, plus doux encore que ceux du dormeur qu’on secoue et qui ne veut pas se réveiller. Puis ils disparaissaient pour laisser la place à d’autres. D’autres visages, parmi lesquels nous cherchions le tien, comme à l’arrivée d’un train. Et pour nos interrogations muettes, quelques regards vides, des gestes qui semblaient d’ignorance, les passants coulaient à nouveau dans la profondeur de leur gouffre.
C’est au fond de la troisième cuve que nous t’avons vu monter. On avait dû te vider le ventre, parce qu’il était devenu tout plat. Finalement, tu veux que je te dise ? Ce n’était pas toi le plus moche.

Joan Ganhaire, Lo viatge aquitan, IEO « A tots », 2000, p.19. Traduction de Jean-Claude Forêt.

Botèrem un moment…

Botèrem un moment per comprener. La sala semblava nauta, e lo resson metallic de nòstres pas se perdiá dins de las vòutas que retrudissián ; ben pro sonanta a nòstra fantasiá. Lo rai de lampa seguiá los murs nuds sens trobar ren : pas d’estatgieras, de tiretas, d’armaris o qué sabe-io.
Tot d’un còp, lo Miguel disset : « Aquí. » La lampa nos mostret las passarelas de fèr, e dejós, daus rebats sornes d’aiga durmenta. Nos doblèrem, coma los que, los diumencs, escupissen dins l’aiga de las ribièras, o seguen de l’uelh lo boschalh de quauque peschaire. Mas nautres, nòstres uelhs eran pas pro beus, ni mai tròp duberts per l’orror que bonhava jos nòstres pès : un monde de nejats nos laissava entreveire sos uelhs meitat barrats, sas gòrjas escharnidas, sos membres palles, sos piaus que bolegavan lentament… La lampa dau Miguel anava e veniá, incredula : una autra passarela, una autra cuba, d’autres nejats… una autra passarela, una autra cuba, d’autres nejats… Lo liquide de mòrt semblava una gana onte paguna crespa d’aiga, paguna berla auriá ‘gut lo coratge de frotjar. La sola chaulhadura era, de plaça en plaça, una moscha mòrta qu’esperariá longtemps la gòrja redonda d’un peisson o lo còp d’ala clinat d’una irondela. Jamai aiga fuguet mai immobila, jamai miralh donet melhor rebat de nòstras charas.
Nos fauguet ben ‘rachar de quela contemplacion mausana. Tu, ont eras ? E io que pensava de te trobar bien tranquillament renjat emb una etiqueta au gròs artelh, coma ai ‘gut legit qu’aquò se fasiá. Seguèrem las passarelas, desfaciant los cadabres. Veire res mai : quo es tu o quo es pas tu.
Faguèrem lo torn sens te trobar. Maugrat que fuguessas daus darriers arribats, fasiàs pas partida de la surfàcia. Aviàs dejà cloncat dins lo fin fons d’una de quelas cisternas sufocantas.
Lo Miguel montret dau babinhon doas latas acotadas contra lo mur. N’i aviá una que se ‘chabava per un cròc. Prenguèrem chascun la nòstra e comencèrem.
Sabe pas bien si te rendes compte de çò qu’eras en tren de nos far far. Vei-nos-quí ‘trapats a pigonhar dins quelas fossas comunas en forma d’elevatge de truchas.
E los mòrts desrenjats se viraven de costat emb daus lents movements d’espatlas, mai doç enquera que los daus durmeire qu’òm secod e que se vòu pas esvelhar. Puei dispareissián per laissar la plaça a d’autres. D’autras charas, que demest elas cerchàvem la toá, coma a l’arribada d’un tren. E per nòstras interrogacions mudas, quauques regards voides, daus gestes que semblavan d’ignorància, los passants tornavan colar dins lo prigond de lur gorg.
Quo es dau fons de la tresena cuba que t’avem vut montar. Avián degut te voidar lo ventre, perque era vengut tot plat. Finalament, vòles que te dija ? Quo era pas tu lo mai òrre.

Joan Ganhaire, Lo viatge aquitan, IEO « A tots », 2000, p.19.

Jean Ganiayre – Bibliographie

  • 1977 : Lo Libre dau reirlutz, IEO « A tots ».
  • 1987 : Lo Darrièr daus Lobatèrras, IEO « A tots ».
  • 1992 : Dau vent dins las plumas, IEO « A tots ».
  • 2000 : Lo Viatge aquitan, IEO « A tots ».
  • 2004 : Sorne trasluc, IEO/Novelum  « Crimis ».
  • 2006 : Las Illas jos lo sang, IEO « A tots ».
  • 2010 Las tòrnas de Giraudon, IEO/Novelum « Crimis ».
  • 2013 : Vautres que m’avetz tuada, IEO/Novelum  « Crimis »..
  • 2013 : Los braves jorns de Perdilhòta, Meuzac, Lo Chamin de Sent Jaume.
  • 2013 : Çò ditz la Pès-Nuts, IEO/Novelum.
  • 2015 : Chamin de Copagòrja, IEO/Novelum « Crimis ».

Sur Jean Ganiayre