
Creissac Jean-Paul
© Photo : Georges Souche
Né à Montpellier, après des études de lettres, Jean-Paul Creissac devient d’abord animateur culturel, puis s’installe à Montpeyroux au pied du Larzac, dans la maison vigneronne de famille et reprend les vignes grand-paternelles.
Lors d’un exil lyonnais, il rencontre, dans les années 70, Jean-Marie Auzias et Bernard Lesfargues, avec lesquels il participe à la fondation de la revue Jorn, dont Roseline Roche prend la direction. Il collabore à la revue avant de devenir l’un des trois responsables (avec Jean-Claude Forêt et Philippe Gardy) de la maison d’éditions poétiques du même nom qui en prend la suite (http://www.editions-jorn.com/).
Les paysages qui environnent Montpeyroux (la plaine viticole, la Séranne, plus loin l’Aigoual) servent de cadre à nombre de ses textes, dont beaucoup s’ouvrent sur d’autres espaces comme le suggère le titre du dernier recueil : Per Camins / Cheminements. Mais le cheminement dans l’espace est aussi cheminement dans l’épaisseur du temps : la Séranne, par exemple, porte les traces de l’occupation humaine depuis l’aube de l’humanité.
Pudeur et limpidité de l’expression caractérisent des textes qui témoignent aussi d’un désir de dialogue, suggéré par le titre du premier recueil : Correspondéncia / Correspondance. Les échanges ainsi construits ou désirés témoignent souvent d’une recherche d’ordre spirituel, par-delà le temps d’une simple vie humaine, ainsi que le suggère le poème « De qué dire » / « Que pouvons-nous dire » (Per camins / Cheminements, p. 104-105) :
Es lo silenci
Un silenci poblat
[…]
Nòstres mòrts
Vivon en nosautres
Demòran dins nòstre còs
C’est le silence
Un silence peuplé
Attentif
[…]
Nos morts
Vivent en nous
Ils demeurent dans notre corps
Même recherche de fraternité dans cette lettre adressée à Etty Hillesum (https://fr.wikipedia.org/wiki/Etty_Hillesum), une jeune juive née en 1914 et morte à Auschwitz en 1943. Le poème (p. 58-63) intègre des extraits du journal d’Etty, qui témoigne de la vie du camp mais aussi de l’évolution intime de la jeune femme vers un mysticisme d’inspiration chrétienne.
Automne sur les vignes – III
Sais-je encore parler de la vigne ?
Trop proche, trop dedans
Je ne vois plus rien
Il faudrait peut-être que je m’éloigne
Voir le paysage de loin
Pour admirer la beauté de la Séranne
La diaprure des vignes à ses pieds
Mais je suis prisonnier de la photo
Ou bien suis-je déjà ailleurs
J’ai déserté mon terroir
Restent simplement sus le bras d’une souche
Les lambeaux de ma peau accrochés là
Davalada per las vinhas – III
Es que sabe encara parlar de la vinha ?
Tròp pròche, tròp dedins
I vese pas res
Caldriá benlèu s’alunhar
Veire lo païsatge de luònh
Remirar la beutat de la Serrana
Lo mirgalhadís de las culturas a sos pès
Mas siái engabiat dins la fòto
O alara siái endacòm mai
Ai desertat mos luòcs, mon agre
Demòra simplament sus lo braç d’una soca
Lo demai de ma pèu aital penjada
Séranne toute bleue
Grotte de la fée
Au creux de ton ventre
Gouffre des Corneilles
Faille géante
Bouche du néant
Ravin du Joncas
Ride dans ton corps
Plateau des asphodèles
Miroir du ciel
Lavogne creusée
Table de géant
Pierre levée
Forces de la Terre
Escalier de Verre
Montée vers le sommet
Sentier des mulets
Serpentant entre les chênes
Dans les amas de roche
Voie escarpée des premiers hommes
Perdus dans les plis de tes hanches
Imaginer le premier feu
Le premier outil forgé
La première pierre polie
Douce au toucher de la paume
Séranne bleutée dans la mémoire
Le vent du nord hurle et poignarde
La gelée te transperce dans l’obscurité
La sécheresse berce le silence du Monde
Séranne toute bleutée
Dressée dans le crépuscule
Comme un songe
Serrana de blau
Bauma de la fada
Al cròs dau teu ventre
Calavenc de las Caucadas
Fendascla badièra
Boca dau non-res
Rec de Joncàs
Ruga dins ton còs
Plan de las aledas
Miralh dau cèl
Lavanha talhada
Taula dau gigant
Pèira levada
Fòrças de la Tèrra
Escalièr de Veire
Pojada cap a la quilha
Carreiron de las muòlas
Serpatejant entre las blacas
Dins las rancaredas penjadas
La dralha dels primièrs òmes
Perduts dins los plecs de tas ancas
Imagenar lo primièr fuòc
Lo primièr esplech fargat
La primièra pèira amolada
Doça al tocar de la pauma
Serrana blava dins la mementa
Lo Tarral brama e t’escotèla
La Torrada te sanglaça dins l’escur
La Secada brèça lo silenci dau Mond
Serrana de Blau
Dreissada al calabrun
Coma un pantais
Aigoual
Corps trapu
entre mythes et légendes
nous venons puiser
des raisons d’être
À toi accrochés
les spectres rôdent
sans retenue
dans la tête
Entre raison et déraison
entre fantasme et réalité
entre vie et mort
notre chemin chemine
Et dans la chair des vallées
dans le sang des ruisseaux
dans le souffle des arbres
sans repos nous cherchons
Des raisons de vivre
des raisons à Dieu
une seule vérité
dans notre corps
Nous retournons à la chair
nous retournons à la vie
la chair vive
qui nous engendre
Aigal
Còs garrut
entre mites e legendas
venèm posar
rasons d’èstre
Arrapadas a tu
las trèvas vanegan
dins lo cap
sens restanca
Entre rason e desrason
entre fantasma e realitat
entre vida e mòrt
nòstre camin s’enrega
E dins la carn de las combas
dins lo sang dels rius
dins lo buf dels aubres
sens pausa cercam
De rasons de viure
de rasons a Dieu
una sola vertat
dins nòstre còs
Tornam a la carn
tornam a la vida
la carn viva
que nos congrèa
Per camins / Cheminements, Gardonne, Fédérop, 2012, p. 20. Legit per l’autor.
Per camins / Cheminements, Gardonne, Fédérop, 2012, p. 22. Legit per l’autor.
Per camins / Cheminements, Gardonne, Fédérop, 2012, p. 34. Legit per l’autor.
Entretien avec l’auteur
Je pense que mon choix de l’occitan, langue de ma famille paternelle que j’entendais autour de moi quand j’allais au village, a été déclenché par le renouveau idéologique suite aux années soixante. Tout à coup les valeurs auxquelles on était tenu de croire étaient bouleversées ; ce patois méprisé, langue du peuple, devenait une richesse, une langue véritable et une culture millénaire. L’occupation du lycée pendant les grèves des années 70 avec le récital d’un chanteur occitan, Patric, et la représentation de la pièce Mort et résurrection de Mr Occitania a été pour moi la prise de conscience décisive. À partir de là, j’ai suivi les cours d’occitan facultatifs du soir pour le baccalauréat pour me réapproprier la langue dont je connaissais beaucoup de termes. J’ai pu ainsi renouer avec mes grands-parents et commencer à écrire en occitan vers mes 17 ans.
Je me suis reconnu aussitôt dans l’occitan comme un habit dans lequel on se sent bien. Je me sentais proche de cette langue, ma langue en fait, intérieure, affective, avec laquelle j’aime créer.
L’occitan est donc pour moi une langue en partie héritée (apprentissage en famille et avec les gens du village) et ensuite reconquise grâce à des cours (au lycée et dans des cours publics le soir à Montpellier), mais aussi due à un engagement militant dans des associations étudiantes d’abord.
L’édition en occitan, parce qu’elle ne pourra jamais avoir une grande audience, doit être aidée pour continuer d’assurer une création et une vie littéraire actives, avec de nouveaux écrivains, des nouveautés.
Le rôle de la presse occitane est toujours important, c’est dans les revues littéraires que l’on aura un article critique éventuellement. Un retour sur ce que l’on a publié est primordial pour celui qui écrit mais aussi pour les lecteurs qui peuvent se faire une opinion. Je pense que c’est ainsi qu’une vie littéraire occitane peut exister. Par contre on pourrait espérer plus d’écho dans les quotidiens régionaux ou la presse nationale. C’est souvent par manque de connaissance ou de relais que la littérature occitane n’est pas prise en compte. Mais n’oublions pas que dans la filière du livre en France, nous sommes des liliputiens !
Jean-Paul Creissac – Bibliographie
- 1980 : La polsa de las pèiras, novèlas, Tarabusta, Cercle des Étudiants occitans de Montpellier.
- 1998 : Correspondéncia, Fédérop/Jorn. Prix Jaufré Rudel.
- 2012 : Per camins / Cheminements, Gardonne, Fédérop.
Jean-Paul Creissac – Participation à des ouvrages collectifs
- 1992 : « Imatge e ombras », « Montpeirós » in Erau, escrivans escriveires en libertat, IEO Erau.
- 1996 : « Un estiu » in Enfanças, Nîmes, Lycée de la Camargue, direction MJ Verny.
- 1997 : « Variacions de negre e de blanc », in Colors, Nîmes, Lycée de la Camargue, direction MJ Verny.
- 2002 : « Siás aquí sens còs », in Caminant, éditions Cardabelle.
- Plusieurs publications dans les revues Jorn, Talvera, ÒC