
Le Roman de Jaufré, Lutte contre un lépreux, Sud de la France, fin du XIIIe ou début du XIVe siècle
Parchemin, 110 f (2 col. de 37 lignes), 205 x 160 mm
Provenance : acquis par Louis XIV en 1662 avec la collection Béthune
BnF, Manuscrits, français 2164 (f. 28 v°-29)
© Bibliothèque nationale de France
Le roman de Jaufré est la seule œuvre narrative arthurienne connue en langue d’oc (Blandin de Cornouaille n’étant que très indirectement rattaché au cycle). Roman anonyme de onze mille vers, il est considéré par divers chercheurs, depuis les récents travaux d’Anton Espadaler, comme l’œuvre du troubadour Cerveri de Girona. Si le cycle arthurien est avant tout voué à développer le prestige des Plantagenêt, le roman de Jaufré vise, lui, à glorifier le roi d’Aragon, très probablement Jacques Ier le Conquérant.
Le roman raconte les aventures d’un chevalier, appelé Girflet dans les romans arthuriens d’oïl. Il reprend et synthétise, avec une distance critique, de nombreux thèmes arthuriens. On retrouve l’offense faite au roi lors d’un banquet et la venue à la cour d’un chevalier rouge, ainsi que bien d’autres éléments traditionnels. L’Aventure se démultiplie en aventures et écarte le chevalier de son objectif principal. L’œuvre baigne constamment dans une ironie qui déstabilise son lecteur avec de fausses fenêtres, des symboles dont le sens se modifie et une constante et subtile ironie qui fait songer tant à Don Quichotte qu’à Jacques le Fataliste. Ainsi, l’auteur s’attache à démonter les rouages de l’écriture romanesque tout en la prolongeant, et l’ironie générale n’empêche pas le lecteur de s’attacher au héros, de rester suspendu aux jeux d’interruptions narratives, comme lors de l’éloge du roi d’Aragon au beau milieu d’un combat entre Jaufré et un géant lépreux…
La spécificité occitane de l’œuvre s’avère dans les rapports qu’entretiennent Jaufré et la belle Brunissen : les pensées amoureuses des personnages pendant leurs nuits sont imprégnées des particularités de la fin’amor. Cependant, à la différence des œuvres lyriques, c’est dans le mariage que s’épanouira l’amour des héros, car le roman de Jaufré relève autant sinon plus de la catégorie du conte légendaire que de celle des novas.
Autre réussite de l’œuvre, sa structure circulaire parfaitement maîtrisée : les aventures de Jaufré, encadrées par les interventions malheureuses du roi Arthur, sont organisées en jeux de miroirs ; toute l’œuvre est elle-même centrée autour de la confrontation du héros avec le Chevalier noir, avatar du Diable, qui apparaît au vers 5478, exactement au milieu de l’œuvre.
Par Dieu…
– Par Dieu, dites-moi donc, Seigneur,
s’il ne vous ennuie ou ne vous lasse,
quel est, au vrai, ce chevalier,
si terrible au combat
et qui m’a attaqué avec tant de méchanceté.
– Je vais vous le dire en peu de mots,
répondit le Bon-homme, mais quand vous l’aurez entendu,
vous ne saurez pas davantage qui il est.
Ce n’est pas du tout un chevalier;
c’est le plus grand démon
qu’il y ait aux enfers, ou qui y réside,
Par sa nécromancie l’a fait
venir ici la mère d’un géant,
une grande vieille farouche,
maigre, sèche et toute ridée :
je ne sais si vous l’avez rencontrée.
– Oui, Seigneur, dit Jaufré.
Contez-moi, ami, ce qu’il en est.
– La vieille avait un mari,
un géant vil et grossier
qui a ravagé toute cette contrée,
tout ce que porte la terre d’un jour de marche,
ici et là, en amont, en aval,
si bien qu’on n’y saurait plus trouver rien
que bois, mauvais chemins,
buissons, ronces et prés.
Tout est tellement mort et dévasté
que tous les habitants en sont partis
et ont fui vers d’autres pays,
ne pouvant plus supporter les vexations
que leur faisait subir le géant.
Personne n’échappait devant lui.
Mais il advint un jour qu’il partit
on ne sait où, il en revint si gravement blessé
qu’au bout de trois jours il mourut.
Ara-m digatz…
– Ara-m digatz, seiner, per Deu,
E no-us enuig ni-os sía greu,
D’aqel cavaler veritat.
Qui es que tan fort si combat
E tan m’a requist malamen ?
– Amix, e-us o dirai breumen,
Dis lo bon om, mais no saubres
Can vos o aurai dit, qui es,
Car el no es jes cavalers,
Ans es lo majer aversers
Q’en infern abite ni sía ;
E fes lo-i am nigromansía
Venir la maire d’un jaian,
Una veila esquiva e gran,
Magra e seca e ruada,
No sai si la-us avetz trobada.
– O ieu, seiner, so dis Jaufres,
Amix, ara-m comdatz com es.
– La veila avía marit,
Un jaian mal e descausit,
Qe a tota esta terra morta
Tan can una jornada porta
Sai e lai, aval e amun,
C’om no-i pot trobar ren del mon
Mas boscatjes e malas vías,
Boisos, ronsers e pradarías.
Aisi es mort e asermat
Qe tuit l’ome s’en sun anat
E fugit per las autras terras,
Qe non podun sufrir las guerras
Qe lur facía aqes jaian,
Car res no-l guería denan,
Mas, can venc un jorn, fo anatz,
No sai on, e venc tan nafratz
Qe al cap de .iij. jorns fo mortz.
Éditions
- 1943 : Jaufre. Roman arthurien du XIIIème siècle en vers provençaux, éd. C. Brunel, Paris, Société des anciens textes français, 2 t.
- 1960 : Jaufré, in Les troubadours, éd. R. Lavaud et R. Nelli, Bruges, Desclée de Brouwer, p. 17-618.
Critique
- 1953-1954 : H.-R. Jauss, « Die Defigurierung des Wunderbaren und der Sinn der Aventüre in Jaufre », in Romanistisches Jahrbuch, 6, p. 60-75.
- 1955 : P. Remy, « Le nom de la reine dans Jaufré », in Recueil de travaux offerts à M. Clovis Brunel, Paris, Mémoires et documents de l’École des Chartes, 2, p. 412-419.
- 1976 : M.-R. Jung, « Lecture de Jaufre », in Mélanges de langues et de littératures romanes offerts à Carl Theodor Gossen, éd. Germà Colón et Robert Kopp, Bern, Francke, t. 1, p. 429.
- 1977 : E. Baumgartner, « Le défi du chevalier rouge dans Perceval et dans Jaufré », in Le Moyen Âge, 83, p. 239-254. Réimpression : Polyphonie du Graal, Orléans, éditions Denis Hüe, Paradigme (Medievalia, 26), 1998, p. 33-44.
- 1986 : A. Saly, « Jaufre, lo fil Dozon, et Girflet, fils de Do », in Studia Occitanica, vol. II, Medieval Institute Publications, Western Michigan University, Kalamazoo, p.179-188.
- 1986 : D. Kelly, « Exaggeration, Abrupt Conversion, and the Uses of Description in Jaufre and Flamenca », in Studia Occitanica, vol. II, Medieval Institute Publications, Western Michigan University, Kalamazoo, p. 107-120.
- 1988 : T. Hunt, « Text and pretext: Jaufre and Yvain », in The Legacy of Chrétien de Troyes, éd. Norris J. Lacy, Douglas Kelly et Keith Busby, Amsterdam, Rodopi (Faux Titre, 37), t. 2, p. 125-141.
- 1992 : G. Gouiran, « L’Initiation dans le Roman de Jaufré », in L’Initiation, Actes du colloque international de Montpellier, 11-14 avril 1991, Montpellier, t. II: p. 199-217.
- 1994 : J.-Ch. Huchet, « Jaufré et le Graal », in Vox romanica, 53, p. 156-174.
- 1996 : I. de Riquer, « Los planhs por la (falsa) muerte de Jaufré », in Ensi firent li ancessor : Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, Rossi et al., éds., Ensi, p. 151-62.
- 2000 : D. Boutet, « Hospitalités étranges dans Jaufré et les merveilles de Rigomer », in C. 157, Boutet et Roussel eds., Représentations, p. 193-205.
- 2005 : G. Gouiran, « Le roi et le chevalier enchanteur : les mésaventures du roi Arthur dans le Roman de Jaufré », in M. Lecco dir., Materiali arturiani nella letteratura di Provença, Spagna, Italia, Alessandria, Edizioni dell’Orso.
- 2011 : A. Espadaler, « La cort del plos onrat rei : Jacques Ier d’Aragon et le Roman de Jaufré », in Revue des langues romanes, tome 115, n°1, p. 183-198.
- 2015 : Laurent Alibert, Le Roman de Jaufré et les Narty Kaddžytæ. Modalités du merveilleux et structures indo-européennes, Paris, Honoré Champion, collection « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge ».