
« BnF ms. 12473 fol. 15v – Bernart de Ventadour (1) » par Inconnu — Cette image provient de la Bibliothèque en ligne Gallica et est d’identifiant btv1b60007960Ce bandeau n’indique rien sur le statut de l’œuvre au regard du droit d’auteur. Un bandeau de droit d’auteur est requis. Voir Commons:À propos des licences pour plus d’informations. . Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons.
Bien qu’il soit fréquemment considéré comme le troubadour par excellence et qu’il semble mériter aux yeux des modernes le statut de maître des troubadours plus que Giraut de Bornelh, Bernart de Ventadorn est malgré tout, comme tant d’autres, dépassé par sa légende. Les renseignements de la vida que lui consacre Uc de Saint-Circ, tout comme la strophe de Peire d’Alvernhe sont peu fiables, et les rêveries romantiques sur son idylle avec Aliénor d’Aquitaine aussi peu fondées qu’inutiles pour expliquer la force de sa poésie.
L’origine pauvre de Bernart explique amplement cette absence d’informations : il n’y a nulle part de témoignage écrit de sa présence à l’abbaye de Dalon où le fait mourir sa vida. Si sa fréquentation bien réelle des cours d’Henri II et d’Aliénor joue un rôle dans son mythe – sans doute justifié – d’ascension sociale par le talent, c’est surtout son art poétique de la sincérité amoureuse qui sème la graine de la rêverie interprétative des lecteurs : les fameux vers « Non es meravelha s’eu chan / Melhs de nul autre chantador », tout comme de nombreux autres passages, viennent entretenir l’idée que la réussite poétique et l’authenticité de l’amour sont intrinsèquement liés. Par conséquent, la vie amoureuse de Bernart n’a pu être qu’à l’image de sa poésie. Il n’y a ensuite qu’un pas à franchir pour la reconstruire en rêve… ce à quoi se sont attelés les lecteurs aussi bien médiévaux que contemporains.
L’activité poétique de Bernart de Ventadorn se concentre sur le troisième quart du XIIe siècle. Troubadour archétypal, Bernart l’est surtout par la teneur de sa production poétique : plus de quarante de ses poèmes nous sont parvenus, mais parmi les divers genres poétiques des troubadours, le seul pratiqué par Bernart est la cançon, son seul thème est la fin’amor.
Représenté fréquemment comme le plus grand représentant du trobar leu, Bernart de Ventadorn écrit de fait dans une langue dont l’esthétique, à l’opposé d’un Raimbaut d’Orange ou d’un Arnaut Daniel, semble rechercher une clarté limpide. Mais cette limpidité de la langue et des images n’a rien d’une effervescence parfaitement instinctive ; elle est bien au contraire le fruit d’un travail formel, rythmique et rimique montrant une technique parfaitement maîtrisée, à la virtuosité discrète au service de la justesse de ton.
Là-bas, à Ventadorn…
Là-bas, à Ventadorn, tous mes amis m’ont certainement perdu, puisque ma dame ne m’aime pas ; et il est bien juste que jamais je n’y revienne, puisqu’elle se montre toujours cruelle et de méchante humeur envers moi. Voyez pourquoi elle me montre un visage irrité et sombre : parce que je me délecte et me complais à l’aimer ; elle ne m’en veut ni ne se plaint de rien d’autre.
Comme le poisson qui se jette sur l’appât et ne soupçonne rien jusqu’à ce qu’il reste accroché à l’hameçon, je me suis un jour précipité dans un amour excessif, et ne me suis pas protégé jusqu’à ce que je me retrouve au milieu des flammes, qui me brûlent plus fort que ne le ferait le feu du four ; et pour cela je ne peux m’éloigner d’un empan, c’est ainsi que son amour me tient prisonnier et m’attache.
Je ne m’étonne pas que son amour me tienne prisonnier, car je ne crois pas qu’au monde se puisse mirer [dans un miroir] corps plus gracieux ; il est beau et blanc, et frais, gai et ferme et en tout point comme je le veux et le désire. Je ne puis dire aucun mal d’elle, car il n’y en a pas ; c’est avec joie que j’en aurais dit si j’en avais connu ; mais je n’en connais point, et pour cela je n’en dis pas.
Je désirerai toujours son honneur et son bien, et serai son vassal, ami, et serviteur, et je l’aimerai, que cela lui plaise ou lui pèse, car le cœur ne peut être contraint sans en mourir. Je ne connais pas de dame, qu’elle le veuille ou non, que je ne puisse aimer si je le voulais ; mais toutes choses peuvent être interprétées faussement.
À toutes les autres ici je suis approprié, chacune peut m’attirer vers elle à condition que ne me soit pas vendu [cher] le bien et l’honneur qu’elle veut me faire ; car il est fastidieux de supplier, si cela doit être en vain ; je le dis pour moi, à qui cela a fait du mal, puisque la belle ingrate m’a trahi.
En Provence j’envoie joie et saluts, et plus de biens que l’on ne peut en invoquer ; et j’accomplis hauts faits, miracles et prodiges, car j’envoie ce dont je possède si peu, puisque je n’ai d’autre joie que celle que m’apporte ma Belle Vision et Image, mon ami, et Auvergnat, seigneur de Beaucaire.
Ma Belle Vision, pour vous Dieu accomplit des miracles tels que nul ne peut vous voir sans être ravi par les beaux plaisirs que vous savez dire et faire.
Be m’an perdut lai enves Ventadorn
Be m’an perdut lai enves Ventadorn
tuih mei amic, pois ma domna no m’ama ;
et es be dreihz que ja mais lai no torn,
c’ades estai vas me salvatj’e grama.
Ve·us per que m fai semblan irat e morn :
car en s’amor me deleih e·m sojorn !
ni de ren als no·s rancura ni·s clama.
Aissi co·l peis qui s’eslaiss’el cadorn
e no·n sap mot, tro que s’es pres en l’ama,
m’eslaissei eu vas trop amar un jorn,
c’anc no·m gardei, tro fui en mei la flama,
que m’art plus fort, no·m feira focs de forn
e ges per so no·m posc partir un dorn,
aiss·m te pres s’amors e m’aliama.
No·m meravilh si s’amors me te pres,
que genser cors no crei qu’el mon se mire :
bels e blancs es, e frescs e gais e les
e totz aitals com eu volh e dezire.
No posc dir mal de leis, que non i es ;
qu’el n’agra dih de joi, s’eu li saubes ;
mas no li sai, per so m’en lais de dire.
Totz tems volrai sa onor e sos bes
e·lh serai om et amics e servire,
e l’amarai, be li plass’o be-lh pes,
c’om no pot cor destrenher ses aucire.
No sai domna, volgues o no volgues,
si·m volia, c’amar no la pogues.
Mas totas res pot om en mal escrire.
A las autras sui eu sai eschazutz ;
la cals se vol, me pot vas se atraire,
per tal cove que no m sia vendutz
l’onors ni·l bes que m’a en cor a faire ;
qu’enoyos es preyars, pos er perdutz ;
per me·us o dic, que mals m’en es vengutz,
car trait m’a la bela de mal aire.
En Proensa tramet jois e salutz
e mais de bes c’om no lor sap retraire ;
e fatz esfortz, miracles e vertutz,
car eu lor man de so don non ai gaire,
qu’eu non ai joi, mas tan can m’en adutz
mos Bels Vezers e·N Fachura, mos drutz,
e·N Alvernhatz, lo senher de Belcaire.
Mos Bels Vezers, per vos fai Deus vertutz
tais c’om no·us ve que no si’ereubutz
dels bels plazers que sabetz dir e faire.
Bernart de Ventadorn – Bibliographie
Éditions Bernart de Ventadorn
- 1915 : Carl Appel, Bernart von Ventadorn, seine Lieder, mit Einleitung und Glossar, Halle.
- 2001 : Moshé Lazar, Chansons d’amour de Bernart de Ventadorn, réédition Carrefour Ventadour.
Bernat de Ventadorn : Bibliographie secondaire
- 1982 : Jean-Charles Huchet, « Fin’amor et mystique chez Bernart de Ventadorn », Littérature, nº47, p. 12-30.
- 1986 : Wiliam D. Paden, « Et ai be faih co·l fols en pon : Bernart de Ventadorn, Jacques de Vitry, and Q. Horatius Flaccus », Studia occitanica in memoriam Paul Rémy, Kalamazoo, Michigan, Medieval Publications, 1986.1, p. 181-191.
- 1986 : Don. A. Monson, « Lyrisme et sincérité; sur une chanson de Bernart de Ventadorn », H.-E. Keller et al. éds., Studia occitanica in memoriam Paul Remy, 2 vol., Kalamazoo, Michigan, Medieval Institute Publications, 1986.1, p. 143-159.
- 1991 : Don. A. Monson, « Bernart de Ventadorn et Tristan », Mélanges de langue et de littérature occitanes en hommage à Pierre Bec, Poitiers, CESCM, p. 385-400.
- 1994 : Don. A. Monson, « Nadal chez Bernart de Ventadorn », RLR 98 (1994), p. 447-455.
- 1996 : Gérard Gouiran, « Du bon usage de l’hérésie en fin’amor chez Bernart de Ventadorn », RLR, n° 1, 1996, p. 1-16.
- 1998 : Marion Coderch, « Bernart de Ventadorn: la voix d’un idéal. L’incompréhension entre les sexes à travers l’oralité », Bulletins de l’AIEO, n° 14, Montpellier, avril 1998, p. 41-46.
- 1998 : Lisa Ernvall, « De Bernart de Ventadorn à Peire Cardenal – réminiscences d’une société féodale dans les poésies des troubadours », Bulletins de l’AIEO, n° 14, Montpellier, avril 1998, p. 47-49.