Julien Danielle / Julien Danièla (1944)

Julien Danielle / Julien Danièla

Danielle Julien  Collection personnelle

Danielle Julien, née à Tarascon, a appris le provençal de son père et de sa grand-mère qui le parlaient entre eux. Après l’École normale à Nîmes, elle est institutrice élémentaire, elle devient directrice d’école à Beaucaire (où elle dispense des cours d’occitan), puis conseillère pédagogique et enseignante d’occitan, notamment à la faculté Vauban. Pédagogue de l’occitan à l’école, militante culturelle occitaniste à la MARPOC (Maison pour l’animation et la recherche populaire occitane, qu’elle a présidée deux ans), elle a longtemps été l’une des organisatrices les plus actives de l’Université occitane d’été de Nîmes. Elle s’est consacrée à l’étude de la psychanalyse, dont elle nourrit sa critique littéraire. Son étude porte notamment sur l’œuvre de Robert Lafont qu’elle a contribué à faire connaître : elle a traduit en français certaines de ses œuvres narratives et consacré une thèse de doctorat à son roman monumental La Festa. Elle obtient en 2014 dans les Vallées occitanes du Piémont le « Premio Ostana scritture in Lingua Madre ».

Son œuvre littéraire publiée en volumes compte à ce jour trois recueils de prose narrative et deux de poésie. Elle est bâtie sur trois thèmes principaux, ou plutôt sur trois postures complémentaires face au monde : une extrême attention à la vie quotidienne la plus modeste, voire la plus sordide, l’écoute sans fausse honte de la voix du désir qui parle dans les corps, notamment féminins, l’amour charnel pour la nature qui l’entoure, en particulier le Rhône et la Camargue, à quoi il faut ajouter la culture occitane dans sa variété provençale, diffuse dans toute l’œuvre.

Viatge d’ivèrn ouvre déjà toutes ces perspectives, que reprendront les deux recueils suivants. Danielle Julien aborde de front la vieillesse et la peur qu’elle engendre, au contact du corps des êtres proches : parents (« Marselha »), amies (« L’Autra ») ou soi-même (« Mamet »). Elle en explore les recoins les plus obscurs et les plus refoulés, comme le désir d’un octogénaire pour l’adolescente qui vient le visiter (« Joan »). Elle traque les « tropismes », ces minuscules détails qui trahissent nos abîmes et qui, faute de refoulement, peuvent provoque le scandale public ou même notre ruine, témoin le conteur qui croit voir la draquesse de l’histoire qu’il raconte sur le visage d’une fillette et qui se met à bégayer, aphasique, devant son jeune auditoire (« Contar es escondre »). Elle met à jour nos fausses raisons, comme la narratrice de « Matin » prise au piège de son acte apparemment charitable, qui ne procède en fait que de la vanité.

Letras reprend cette veine sur le mode épistolaire, comme l’annonce son éditeur : « Il y a des choses de la vie, si graves ou si légères, qu’elles ne peuvent se dire en face à face, les yeux dans les yeux… C’est dans la solitude que chacun trouve alors le courage d’écrire, de dire à l’autre, peut-être à soi-même, dans une lettre qui sera envoyée ou pas, ces choses qui n’ont pas voulu passer les lèvres… Un homme écrit à son aimée ce qu’il n’a jamais osé lui dire, ou une femme à son amant ; une sœur écrit à son frère pour lui raconter l’hôpital psychiatrique ; une fille à sa mère ou un père à son fils pour lui révéler le secret de sa naissance… autant de lettres qui deviennent aussi de courtes nouvelles où l’auteure joue à changer son masque de narrateur, tantôt masculin, tantôt féminin. »

Les narrateurs de Danielle Julien sont aussi bien des hommes que des femmes, mais elle est à l’évidence l’auteure occitane qui s’est faite la voix du désir féminin, dans ses nouvelles comme dans ses poèmes, notamment Séductions. La fausse pudeur comme la provocation lui sont également étrangères. Aussi décline-t-elle toutes les formes que peut prendre ce désir : les émois imperceptibles ressentis à la vue d’un inconnu, la vague irrépressible qui emporte tout l’être, la frustration qui s’investit dans une nature érotisée en l’absence de l’amant.

Le second recueil de poèmes, De mèu e de juscla, associe précisément ce désir érotique et l’ivresse de la nature, qui se fondent dans l’évocation des paysages aimés : les étendues camarguaises et les bords du Rhône où elle demeure depuis sa naissance, avec ses ségonaux inondables et ses lônes mystérieuses.

 

Le manteau bleu

Je descendais du car, les yeux encore un peu collants de sommeil, mais le cerveau déjà fumant pour l’organisation optimale de la journée. Maintenant il fallait optimiser, mutualiser, rentabiliser, que sais-je encore ? Ce que je savais, c’est que de plus en plus nous passions en hâte au bureau, les dossiers s’accumulaient et un vent de folie s’emparait de toute l’agence. C’est tout ça qui me tournait dans la tête en posant le pied sur le goudron. J’ai levé le nez pour voir avant de traverser si aucune voiture n’arrivait et je l’ai vu de profil sur le trottoir d’en face.
Il parlait avec un autre homme et la façon de lever sa main droite, la paume vers le bas, les doigts un peu écartés, m’a fait pensé à la plongée d’une mouette. Il y avait dans ce geste une telle harmonie, une telle douceur ourlée d’énergie que j’en ai été touchée et que j’en ai gardé le souvenir tout le long de la journée. Quelques rêves de ma nuit ont été caressés par ce geste. Et puis j’ai oublié l’instant et la personne comme tant d’autres petits bonheurs ou moments de grâce qui nous frôlent et que nous laissons passer.
C’est quelques jours après que le même geste m’a accroché le regard.

Adieu Pauvre… Lleida, Solei d’Autan, p. 93. Traduction de J.-C. Forêt.

Lo mantèu blu

Davalave dau carri amb leis uelhs encara un pauc pegós de la sòm, pasmens lei cervèlas tubavan ja per l’organizacion optimala de la jornada. Ara faliá optimizar, mutualizar, rentabilizar e que te sabe encara. Çò que ne sabiáu es que de mai en mai passaviam a la lèsta au burèu, lei dorsiers s’amonteiravan e una rispa de caborditge preniá tota l’agéncia. Es tot aquò que virava dins ma tèsta tot pausant lo pè sus lo quitram. Levère lo nas per veire se ges de veitura veniá pas avans de traversar e lo veguère de caire sus lo trepadot d’en fàcia.
Parlava amb un autre òme e lo biais de levar sa man drecha, pauma vers lo bas, dets un briconet escartats, me faguèt pensar d’una casuda de gabian. I aviá dins aqueu gèst una tala armonia, una tala doçor orlada d’energia que ne fuguère pertocada e que ne servère lo remembre tot de long dau jorn. Quauque sòmis de ma nuech fuguèron alispats per aqueu gèst. Puèi doblidère l’instant e la persona coma tant d’autrei pichòts bonurs o moments de gràcia que nos fregan e que laissam passar.
Es quauquei jorns puèi que lo meteis gèst m’arrapèt l’agachada.

Adieu Paure… Lleida, Solei d’Autan, p. 93.

Seize ans

J’avais seize ans le monde m’enivrait,
avec le cœur ouvert aux vagues des saisons, j’étais la libellule emportée par le vent.
Crissement des cigales, souffle du vent de terre, parfum de lônes [Note] .
Tout m’était un bonheur,
Sous les acacias blancs tout frémissants d’abeilles tu es venu ensuite poser tes mains sur moi.
Alors corps à corps nous avons pris des chemins.
Chemins de longues nuits le cœur battant et chemins d’aube obscure nausée au cœur,
chemins ensoleillés entre les durs galets et chemins encaissés qui sentent la fraîcheur.
J’avais seize ans, je ne savais rien de l’amour, avec toi, pas à pas, je me suis enivrée du monde.

Séductions. Traduction J.-C. Forêt.

Setze ans

Aviáu setze ans lo mond m’enchusclava,
ambe lo còr dubert ais ersas dei sasons, ère damiseleta emportada per l’aura.
Cracinar dei cigalas, rispa dau vent terrau, perfum de lònas.
Tot m’èra benurança.
Sota lei caciers blancs tot frenissents d’abelhas venguères, puèi, pausar tei mans sus ieu.
Alara còs e còs prengueriam de camins.
Camins de longuei nuechs ambe lo baticòr e camins d’aubas foscas ambe lo racacòr,
camins ensolelhats dintre lei còdols durs, camins embaumassats que senton a frescor.
Aviáu setze ans, sabiáu ren de l’amor, ambe tu, pas a pas, m’enchusclère dau mond.

Séductions, volume non paginé.

IX- Rhône, fleuve maître…

Rhône, fleuve maître, tombeau des siècles, ventre de nos rêves de voyage.
Un matin, je l’ai senti venir. J’ai vu ses mille doigts de vase et de glace attaquer un à un les galets de la rive. Les hérons s’enfuyaient sous l’œil envieux des castors. De son front têtu, il poussait ses morceaux de bois vagabonds et lisses au ras des iris jaunes.
Son ventre grisâtre gonflait.
Au loin dans la plaine, les chemins montants s’animaient, les chiens gémissaient.
À petits pas et fines langues, Rhône se faufilait dans les trous, les failles, les gîtes, les terriers. J’ai vu danser les culs blancs des lapins sur les  levées encerclées. Les monstres des profondeurs se gorgeaient pendant que les poissons se laissaient emporter dans les terres inondées.
Main dans la main avec le ciel sombre, ils menaient leur vacarme d’angoisse.
Je savais que tu étais sur le pont de Trinquetaille avec les esprits, peut-être en train de compter les âmes maudites.

De mèu e de juscla / De miel et d’euphorbe, L’aucèu libre, 2016. Traduction de l’auteure.

IX- Ròse, flume mèstre…

Ròse, flume mèstre, tombèu dei sègles, ventre de nòstrei sòmis  viatjaires.
Un matin lo sentiguère venir. Veguère sei mile dets de lima e de glaça atacar un a cha un lei còdols de la riba. Lei galejons tiravan camin sota l’uelh regretós dei vibres. De son frònt testard butava sei fustas barrutlairas e lisas a ras dei glaujas.
Son ventre grisàs conflava.
Ailavau dins la planura, leis ancolas s’animavan, lei chins gingolavan.
A pichòts pas e finas lengas, Ròse s’enfaufilava  dins lei traucs, lei fendasclas, lei caunas, lei jaç. Veguère dançar lei cuòus blancs dei conius sus lei montilhas enceucladas. Lei mostres dei prigondors s’espompissián dau temps que lo peissum se laissava emportar dins lei tèrras asondadas.
Man dins la man ambe lo cèu encre menavan son tarabast d’angoissa.
Te sabiáu sus lo pònt de Trencatalha cotria ambe lei trèvas per comptar, benlèu, leis armas maudichas.

De mèu e de jusclaL’aucèu libre, 2016.


X- J’ai aimé flâner le long des lônes

J’ai aimé flâner le long des lônes, aux premiers frissons de l’aube, je m’emplissais du faux silence. Les eaux épaisses abritaient d’interminables amours de poissons. De temps à autre une bulle éclatait dans la vase soyeuse, j’attendais de voir nager quelques dytiques mais ici le fleuve faisait le mort.
Pourtant les peupliers frémissaient du parfum sucré des sureaux et me venait tout à coup un grumeau à l’âpre goût de moelle brulée, un raclement de gorge d’enfant qui s’essaie à une première cigarette. Le souvenir d’une fumée épaisse comme de la soupe fichant ses mille pointes dans des yeux larmoyants.
Des vapeurs tièdes s’échappaient des étreintes féroces, piquantes et mortifères des clématites et des ronces. Elles s’entortillaient, s’étouffaient s’étranglaient et se retrouvaient unies dans une tendresse tortueuse pour sucer le soleil.
Le lierre éternel enlaçait les cyprès indifférents.
Le jeune houblon se faufilait de branche en feuillage, de fourche en trouée pour monter vers la lumière. De ses doigts crochus la salsepareille étouffait ses voisins pour protéger son royaume. Une pluie cotonneuse tombait des peupliers amicaux, les oiseaux s’affairaient autour des nids.
Le pic donnait le rythme à la danse des pies pendant que les corneilles criardes commençaient à s’éparpiller dans les champs.
Je suivais la rive dans la boue nourricière en écoutant la vie et son vacarme de renouveau.
Au loin des lambeaux tremblants de soleil faisaient flotter une ombre de laboureur derrière son cheval.

De mèu e de juscla / De miel et d’euphorbe, L’aucèu libre, 2016. Traduction de l’auteure.

X- Me chalère de flandrinejar…

Me chalère de flandrinejar, lòng dei lònas, ai primierei frescors de l’auba, m’emplissiáu dau sembla silenci. Leis aigas espessas coconavan d’interminablas amors peissonieras. De còp en autre una bofiga gisclava dins la lima sedosa, esperave de veire nadar quauquei maires d’anguiela mai aquí lo flume fasiá lo mòrt.
Pasmens lei pibolas fernissián dau perfum de còca dei sambucs e me veniá subran un grumèu gostós e ispre de mesola cremada, un rasclament de garganta d’enfant que s’assaja a sa primiera cigareta. Lo remembre de la tubèa espessa coma de sopa que fica sei mila ponchas dins d’uelhs lagremejants.
De vapors tèbias s’escapavan deis estrenchas ferotjas fissantas e mortinèlas de ravissanas e de romecs. S’entortovilhavan, s’estofavan, s’escanavan e se capitavan maridats dins una tendresa tòrta per chucar lo soleu.
L’eurre etèrne enliaçava leis autciprès indiferents.
L’obelon verdet s’enfaufilava de branca en fuelhum, de forca en clar per montar a la lutz. De seis arpas crocudas l’ariège estofava sei vesins per aparar son reiaume. Una plueja  cotonosa davalava dei pibolas amistosas, leis aucèus menavan son varalh de nisada.
Lo picatau donava lo ritme au balar deis agaças dau temps que lei gralhas cridarèlas començavan de s’esparpalhar dins lei tèrras.
Ieu seguissiáu la riba dins lo fangum noiridier en escotant la vida e son chafaret de novelum.
Ailalin de tròç tremolants de soleu fasián flotejar una ombra de lauraire darrier son chivau.

De mèu e de juscla, L’aucèu libre, 2016.


Entretien avec l’auteur

Le choix a été spontané, non réfléchi parce que les écrits n’étaient pas, au début, destinés à être publiés. Écrits intimes si l’on peut dire. Écrits pour le plaisir. Le souhait-désir de tenter de publier n’est venu que plus tard et a conforté le choix de la langue. Ce choix a été motivé par le plaisir profond de « retrouvailles avec la langue », avec l’enfance avec les liens familiaux avec un monde rural disparu…Raisons affectives donc…

L’occitan est pour moi une langue héritée, sans volonté particulière de mon père et ma grand-mère de me la léguer (au contraire : situation classique de parents qui s’interdisent de parler patois avec les enfants), Mais mon héritage fut parcellaire. Je l’ai donc « reconquise » grâce aux les cours de l’Université Occitane d’été et à ceux des écoles occitanes d’été, à mes études universitaires, à mes propres lectures, à la fréquentation des milieux occitanistes et enfin grâce à mon amitié avec R.Lafont
Il y a bien sûr des différences entre la langue que j’écris et la langue dont j’ai hérité. La langue héritée n’était pour moi qu’une langue en lambeaux et toute langue littéraire (d’écriture) est forcément différente de la langue parlée, et puisque, enfin, le plaisir d’écrire -et la difficulté- consistent à faire vivre une langue la plus riche et la plus précise possible quant à ce que je veux exprimer.

Le public est réduit, c’est une réalité. Je le rencontre lors d’événements littéraires, occitanistes principalement. Je rencontre quelquefois des lycéens à la demande de leurs professeurs. Il m’arrive aussi d’avoir des contacts avec un public général dans le cadre de rencontres de poésie, le public est alors attentif au texte français et pose souvent les mêmes questions : pourquoi écrire en oc? Quelle gymnastique devez-vous faire pour passer d’une langue à l’autre?
La plupart des gens pensent que j’écris en français et que je traduis.
Avec le public occitaniste, adulte ou jeune, on est entre soi, avec le public « général » il me semble que la langue en tant que telle n’intéresse pas beaucoup…
Hélas, pas toujours… quand il y a accord, pas de problème, quand il y a refus les raisons données sont toujours fallacieuses (de mon point de vue) mais du coup, se fait jour le doute quant à la qualité de l’écrit. C’est un coup d’arrêt à l’écriture jusqu’à ce que l’envie revienne (envie d’écrire, mais pas forcément de publier).
J’ai lu Mireio à quinze ans, d’Arbaud plus tard, j’ai eu le privilège et la grande joie de lire tous les manuscrits des 30 dernières années de R. Lafont, j’ai été imprégnée de Gide, Char, Giono …
Mais mon écriture n’a rien à voir avec celle de tous ces grands.

Danielle Julien – Nouvelles

  • 1999 : Viatge d’ivern, Perpignan, Trabucaire. Prix Jaufre Rudel 1999.
  • 2007 : Adieu Paure… Lleida, Solei d’Autan. Prix Les Taliures.
  • 2014 : Letras, IEO-Languedoc.

Danielle Julien – Poésie

  • 2013 : Séductions (graphisme de Diane Bernier), Montréal, chez l’auteur.
  • 2016 : De mèu e de juscla, L’aucèu libre.

Danielle Julien – Traductions et études

  • 2000 : La Festa de Robert Lafont, morceaux choisis et traduits, ANglet, Atlantica/Pau, Institut Occitan.
  • 1994 : Études sur La Festa de Robert Lafont, deux volumes, thèse de doctorat soutenue le 12 octobre-1994, Montpellier, Université Paul Valéry (Études occitanes). Édition en 1997 aux Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq.

Danielle Julien – Sitographie