Gelu Victor / Gelu Victòr (1806-1885)

Portrait de Victor Gelu

« Victor Gelu ». Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons.

Victor Gelu est né en 1806 dans le quartier populaire de la porte d’Aix, fils d’un artisan boulanger, père aimé et vénéré qu’il perd à 16 ans. Enfant rebelle à l’autorité de ses maîtres, il se fait renvoyer de chez les sinistres frères gris d’Aix, mais il parvient à se doter d’une solide instruction. La mort de son père le plonge dans un désarroi moral et matériel qui le jette dans l’aventure du monde et qui fera de lui un éternel déclassé. Cent métiers, cent misères et presque autant de villes : Bordeaux, Paris, Antibes où il est comédien, Lyon où il est ouvrier dans une fabrique de pâtes, puis secrétaire d’avoué, Gênes où il suit un moment son frère cadet Noël pour un projet de minoterie qui fera faillite. Marseille reste son port d’attache, où il revient sans cesse et réussit enfin à trouver un emploi stable de gratte-papier. C’est là qu’il meurt en 1885, dans la tristesse et la pauvreté.

Il est le chantre de la ville, ou plutôt de son petit peuple, le sous-prolétariat rejeté sur les marges et condamné à la disparition par la révolution industrielle, mais aussi les truands et les parvenus. Ses deux principaux recueils de chansons témoignent de deux moments de création, liés chacun à un moment de l’Histoire : la modernisation de la ville due à son essor commercial sous la Monarchie de Juillet et la révolution industrielle au début du Second Empire avec sa politique militariste. Il choisit non pas de parler du peuple, mais de le faire parler dans sa langue, celle de la rue, dans une sorte d’enquête d’opinion, où chaque entrevue donnerait une chanson. À ces 35 chansons (auxquelles il faut ajouter un poème à Jasmin et un conte en vers), Gelu doit à juste titre sa gloire, comme l’un des plus puissants poètes français du XIXe siècle. Chacune d’elles présente un personnage, avec son sobriquet, son état civil, son métier ou ce qui en tient lieu et le problème (souvent le drame) qui le pousse à « chanter ». Par exemple : Zipi, le pêcheur-plongeur dont l’installation du gaz de ville empoisonne la pêche ; Jourian, le mitron, que l’abattage des ormes du cours prive d’ombre pendant ses moments de pause ; Blème, le voleur, qui se défend d’être plus malhonnête que les gros négociants de la ville ; Miroun, la vendeuse de rue, désorientée par le nouveau système de poids et mesures, le myriogramme, imposé par les autorités ; Tacheto, le racleur de fossés, que l’interdiction de son métier (chercheur de menu métal) pousse à s’embarquer pour chercher de l’or en Amérique ; la veuve Suzoun Mègi, vendeuse des Halles, dont le fils unique doit partir en Crimée se faire tuer pour l’empereur. Tout un peuple de mécontents, de cyniques et de désespérés chuchote, crie ou ricane dans sa langue, une langue cueillie dans le ruisseau à l’état sauvage, non expurgée, mais vigoureuse et imagée, que Gelu pétrit en connaisseur, avec une gourmandise d’esthète.

Cet artisan instruit mais largement autodidacte, déclassé mais imprégné de moralisme n’est ni le quèco (le voyou) qu’il joue à être dans son poème à Jasmin, endossant le rôle de ses personnages, ni un poète prolétarien appelant le peuple à la révolution. C’est un républicain doublé d’un esthète, un homme indigné par l’injustice sociale et l’hypocrisie du clergé, qui se délecte à faire de l’or poétique avec la boue d’un langage méprisé. Un langage auquel lui-même n’accorde aucun avenir, qu’il croit condamné à disparaître avec ceux qui le parlent, et qui l’enchante pas sa sauvagerie. C’est pourquoi Gelu sera toujours un ennemi viscéral du félibrige dont l’ambition est précisément de normer la langue, c’est-à-dire, selon lui, de la canaliser, de la domestiquer, de l’asservir par des règles graphiques et grammaticales. Les rapports de Gelu avec le félibrige furent toujours conflictuels, mais ambivalents. Les félibres admiraient sa carrure physique, sa voix de stentor et la puissance de sa poésie, depuis le fameux jour de 1852, au congrès des troubaïres d’Arles, où, se retroussant les manches, il monta sur la table du banquet pour chanter « Fenian et grouman » (Feignant et gourmand), un épisode que rappelle Mistral dans sa préface à l’édition posthume (d’un an) des chansons de Gelu.

Il faut mentionner le roman Nouvè Grané, longtemps inédit, qui raconte la visite par un paysan de Vitrolles de l’exposition universelle de Paris en 1855, récit rousseauïste qui condamne le développement industriel et la vie moderne dans les grandes cités, en prônant un retour à la simplicité campagnarde.


Le tremblement

Arrière ! le sang qui nous reste bouillonne ! – Arrière ! sangsues, qui avez la gorge plein ! Arrière ! bouchers gras de notre couenne ! – Arrière ! à son tour le bétail prend le fouet !

More, ils te donnent trente sous, – Quand tu vas débarquer de la matière (soude), – Les maîtres de ta savonnière – Qui t’ont des louis leurs pleins chaudrons. – Encore tu dois te croire heureux – S’ils ne te rognent pas sur ta journée ! – Les traîtres, avec leur têter doux (ton mielleux), – Te le poussent sans pommade, – Sans pommade !… – Arrière ! le sang qui nous reste bouillonne ! – Arrière ! sangsues, qui avez la gorge plein ! Arrière ! bouchers gras de notre couenne ! – Arrière ! à son tour le bétail prend le fouet !

Il m’est du latin, moi, leur verbiage : – Mon esprit constamment y perd la clé ; – Et souvent je pense : quelle chose ! – Jamais ne rajuster les deux bouts !… – Ce trafic ne peut plus durer : – Il faut qu’il change, ou que tout se brise ! – Le feu du ciel va les dévorer ; – Gare, que More s’y mette ; – Oui, il s’y met !… – Arrière ! etc.

Si jusqu’à cette heure j’ai eu, teigneux, – Le guignon sans jouissance, – Qu’au moins je donne mon coup de dent – Sur le gâteau-royal des richards ! – Moi, je suis juste : pas tout pour un seul ! – C’est nous qui creusons le sillon, – Puis, boisseau et mesure combles, – Vous empoignez tout ! doucement, collègues ! – Doucement, collègues !… – Arrière ! etc.

Je te l’ai tant poursuivi, le merlan (tiré le diable par la queue), – Depuis que je vis de grappillons ; – Je me suis tant nourri de laitues, – Que je suis gonflé comme une poire tapée ! – Tant que j’ai pu retenir l’haleine, – J’ai pâti sans dire : miséricorde ! – J’attendais le tremblement ; – Aujourd’hui qu’il est venu, la capsule éclate ; – Le pétard fait explosion ! – Arrière ! etc.

Chansons provençales de Victor Gelu, deuxième édition, Marseille, Lafitte et Roubaud, 1856, p. 117-123. Version française de l’auteur. 

Lo tramblament

Fouero ! lou san qué noun resto a lou bouei !
Fouero ! sansu, qu’avè la gorgeo pleno !
Fouero ! bouchié , gras dé nouesto coudeno !
Fouero ! à soun tour lou bestiaou pren lou fouei !

Mourou, ti dounoun trento soou,
Quan vas debarqua dé matiero,
Lei mestre dé ta sabouniero
Qué t’an dé louei lei plen peiroou.
Enca ti duves creire erous
Sé ti rougnoun pa la jornado !
Lei traïte, emé soun teta dous,
Ti l’empugnoun senso poumado,
Senso poumado !…
Fouero ! Etc

M’es dé latin, ieou soun babou :
Moun engien dé longuo li clavo ;
E souven pensi : qu’unei cavo !
Jamai ajusta lei douei bou !…
Aqueou trafi poou plu dura :
Foou qué sange, vo qué tou pete !
Lou tron dé Dieou lei va cura ;
Garo ! qué Mourou si li mete ;
Vouei, si li mete !…
Fouero ! Etc

Sé jusqu’aro ai agu, rascas,
La favo senso jouïssuro,
Qu’oou men douni ma mouardiduro
Su lou rouiaoume dei richas !
Ieou sieou juste : pa tou per un !
Es naoutrei qué loouran la reguo
Pui , apanaou é coumourun
V’arrapa tou ! daïse, coulèguo !
Daïse, coulèguo !…
Fouero ! Etc

Ti l’ai tan coucha, lou marlus,
Despui qué vivi dé rapuguo ;
Mi sieou tan nourri dé lachuguo,
Qué sieou glounfe coumo un perus !
Tan qu’ai pouscu teni l’aren,
Ai pati senso dire cebo.
Esperavi lou tramblamen ;
Vui qu’es vengu , lou peze crèbo ;
Lou peze crèbo !
Fouero ! Etc
(4 premiers couplets)

Chansons provençales de Victor Gelu, deuxième édition, Marseille, Lafitte et Roubaud, 1856, p. 117-123.


Massilia Sound System – « Lo gran tramblament », CD Victor Gelu, Poèta dau pòple marselhés, Cansons provençalas, Ostau dau Pais Marselhés/Edisud, 2003 | 4:37
Lo Tramblament : Victor GELU / François RIDEL, Gilbert KAYALIK, Laurent GARIBLADI, Dominique DANGER, Stéphane ATTARD

Victor Gelu – L’œuvre

  • 1840 : Chansons provençales et françaises, Marseille, Senès.
  • 1856 : Chansons provençales, 2e édition augmentée, Marseille, Laffitte et Roubaud.
  • 1863 : Meste Ancerro vo lou Vieiugi, Chansons provençales avec glossaires et notes, Marseille, Camoin frères.
  • 1872 : Lou Garagaï, chansons provençales avec glossaire et notes, Marseille, Camoin frères.
  • 1886 : Œuvres complètes, avec traduction littérale en regard, un avant-propos de Frédéric Mistral et une étude biographique et critique d’Auguste Cabrol, Charpentier, 2 volumes, comportant les chansons et le roman Nouvè Grané, Marseille. Réédition 1978, Marseille, Lafitte.
  • 1967 : Novè Granet, édition en graphie occitane, préface de Jòrgi Rebol, Lavit-de-Lomagne (82), Lo libre occitan.
  • 1971 : Marseille au XIXe siècle, introduction de Pierre Guiral, texte établi et annoté par Lucien Gaillard et Jòrgi Reboul, d’après les Mémoires de l’auteur, Paris, Plon collection « Civilisations et mentalités » dirigée par Philippe Ariès et Robert Mandrou.
  • 1986 : Œuvres complètes de Victor Gelu réunies en un volume, avant-propos de Frédéric Mistral, étude biographique et critique par Auguste Chabrol, 32 illustrations de Daumier, traduction littérale en regard, Raphèles-lès-Arles, Culture Provençale et Méridionale – Marcel Petit.
  • 1987 : Nouvè Grané, peysan de Vitrolo a l’espousicien universèlo dé Paris en 1855, Université de Provence, sous la direction de Gérard Gouiran, reprenant l’édition de 1886, avec la traduction française de Gelu, une autre traduction française plus littérale et la transcription en graphie classique (soit quatre versions du texte).
  • 2003 : Victor Gelu, Poèta dau pòple marselhés, Cansons provençalas, CD-livre avec musique de Dupain, lo Còr de la Plana, Massilia Sound System, D’Aquí Dub, Jean-Marie Carlotti, la Chorale du Lamparo (Manu Théron), Marseille, Ostau dau Pais Marselhés/Édisud.

Sur Victor Gelu

  • 1985 : Lucien Gaillard, Victor Gelu, poète du peuple marseillais, Marseille, Jeanne Lafitte Éditions.
  • 1986 : « Victor Gelu », Cahiers Critiques du Patrimoine 1,  Marseille, Obradors occitans en Provença. Articles de J.Y. Casanova, P. Gardy, R. Merle
  • 2007 : René Merle – « Le Paradoxe de Victor Gelu, poète « national » de Marseille et auteur méconnu… »
  • 2008 : Victor Gelu et le Marseille de son temps. Actes du colloque du 24 février 2007 avec 5 chansons transcrites d’après le manuscrit original de Victor Gelu, Avignon / Collias (30), « Li Nouvello de Prouvènço », Cahier n° 14.  Articles de C. Barsotti, A. Dell’Umbria, O. Delmas, J. Dionis, P. et H. Échinard, P. Martel, R. Merle, N. Nivelle, G. Rebull.