
« Abbé fabre » par Walden69 — Travail personnel. Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons.
Fils d’un régent (maître d’école) et d’une régente originaires de Montpellier, Jean-Baptiste Fabre est né le 28 mars 1727 à Sommières, où exerçaient ses parents. Il est tonsuré à douze ans et poursuit ses études au collège de Jésuites de Montpellier (1745-1751), puis il entre au grand séminaire de Nîmes, ville où il est ordonné prêtre en mai 1752, dans l’église des Pénitents. Sa carrière ecclésiastique se déroule dès lors dans différentes paroisses de la région, surtout autour de Montpellier. Il est d’abord vicaire à Aubais dans la Vaunage (1753-1755), où il écrit la première version de son Histoira dé Jean l’an prés et de sa comédie L’Opéra d’Aubais. Après Vic-la-Gardiole, sa troisième cure est celle de Castelnau-le-Lez (de 1756 à 1765), où il écrit son autre comédie, Le Trésor de Substantion, séjour entrecoupé d’une année d’enseignement de rhétorique au Collège Royal de Montpellier, après l’expulsion des Jésuites qu’il s’agit de remplacer. Ces remplaçants étant impopulaires, il préfère retourner à sa cure de Castelnau. Il a pu entretemps se lier avec les autorités civiles et religieuses de la région, notamment M. de Saint-Priest, intendant du Languedoc, et les évêques successifs de Montpellier. Au Crès dont il occupe la cure de 1765 à 1769, son inspiration occitane s’infléchit vers le registre burlesque, avec Le Sermon de Monsieur Sistre, et vers la parodie, avec L’Odyssée en vers patois, deux œuvres qui réjouissent fort la famille Saint-Priest. Comme il a désormais un public aristocratique pour sa « muse patoise » incarnée dans le genre parodique, c’est cette veine poétique qu’il va exploiter. Il est ensuite curé de Saint-Michel de Montels (1769-1773), dans la périphérie sud de Montpellier, puis curé de Cournonterral (1773-1780), où il écrit Le Siège de Caderousse, qui tient à la fois du burlesque et du pastiche héroï-comique et qui sera au XIXe siècle l’une de ses œuvres les plus lues et les plus appréciées. Il obtient non sans mal la cure de Celleneuve, à l’ouest de Montpellier, dont il est nommé prieur. Il y compose une parodie burlesque, L’Enéîda de Çalanôva, et s’y éteint d’épuisement le 6 mars 1783.
L’abbé Jean-Baptiste Fabre fut donc un curé de campagne. Il en connut l’exacte condition, mais il fut plus que cela, par son savoir, son intelligence, ses problables talents de société et ses ambitions à la fois littéraires et mondaines. S’il n’obtint pas pour son œuvre française le succès qu’il escomptait, son œuvre occitane, d’inspiration plus libre et plus originale, connut une réelle diffusion, de son vivant et après sa mort, dans toutes les couches de la société.
Ses deux comédies occitanes sont d’une certaine manière uniques dans la dramaturgie française. Elles sont les premières pièces en prose à mettre en scène des paysans, jeunes et vieux, en les faisant parler dans leur langue sans qu’ils soient ridicules. Chez Molière, le « patois » (d’oïl) des paysans, parfois bien observé, est un procédé comique. Chez Marivaux, ce « patois » (d’oïl encore) est hautement fantaisiste et parfaitement ridicule. Chez ces deux auteurs, un paysan ne cesse d’être risible que quand il parle en français de la cour ou des bourgeois. Dans le théâtre français d’Ancien Régime, il est impossible de faire parler un paysan dans sa vraie langue sans faire rire. L’abbé Fabre présente des paysans qui s’aiment, intriguent et se disputent dans la langue de leur lieu et de leur état, c’est-à-dire en occitan, mais ce réalisme linguistique et ce naturel d’expression ne s’accompagnent d’aucun dénigrement. S’ils sont ridicules et s’ils font rire, ce n’est pas à cause de leur langue, mais de leur travers : ce point dramaturgique original mérite d’être souligné, car il constitue une exception dans l’histoire littéraire de la France. Autre innovation : les « ariettes » entrecoupant les dialogues, qui sont des chansonnettes reprenant des airs à la mode et chantées par les personnages, comme dans l’opérette.
L’Histoira dé Jean l’an prés est la première œuvre de l’abbé Fabre, mais aussi la plus originale et la plus énigmatique. Elle est à la fois un conte philosophique écrit par un adversaire des philosophes et l’adaptation picaresque du conte traditionnel de la Mort Parain, comme l’a montré Emmanuel Le Roy Ladurie. Elle pourfend de son cynisme le mythe rousseauiste du bon sauvage, mais aussi, semble-t-il, toute valeur morale. Son ton est voltairien, mais son auteur a toujours été un ennemi de Voltaire. Les paradoxes s’y accumulent, on le voit, dans une mise en abîme vertigineuse.
Il faut mentionner enfin l’œuvre française, entièrement inédite (à l’exception du poème d’Acidalie). Elle est beaucoup plus académique, mais d’une très grande diversité :
– poésie allégorique ou mythologique : Acidalie ou la Fontaine de Montpellier, Amphitrite ou le Pasteur Maritime),
– contes et fables en vers, poèmes de circonstance, comédie (Le Galimathias),
– ouvrages polémiques : Réponses précises aux Questions du prétendu licencié Zapata, le Zapata en question étant Voltaire, auteur sous ce pseudonyme d’un opuscule réfutant le caractère révélé de la Bible,
– ou encore : Observations concises sur quelques fautes et négligences dans les expressions, le stile [sic] et la marche poétique d’un poème en six chants intitulé l’Agriculture [de Fulcran de Rosset],
– adaptation en français « moderne » de la traduction par Jacques de Miggrode du livre de Bartolomeo de Las Casas : Courte narration de la destruction des Indes occidentales traduite du castillan de Dom Barthélemy de las Casas ou Casaüs, Espagnol de l’ordre de Saint-Dominique, évêque de Chiapa et mise en français intelligible d’après la traduction gauloise faite par Jacques de Miggrode en 1572,
– adaptation en vers français d’épigrammes de Martial et d’odes d’Horace,
– huit sermons prononcés à Montpellier (sur l’Immaculée Conception, le Sacerdoce, l’Hypocrisie…),
– quatre discours religieux,
– l’oraison funèbre de l’évêque Renaud de Villeneuve,
– un recueil de contes orientaux inspirés des Mille et une nuits : Les visites de Zima, contes arabes.
On le voit, l’abbé Fabre est un écrivain aux facettes multiples, à l’insatiable curiosité et à la créativité inépuisable. Cette liste sommaire de son œuvre nous apprend que, s’il fut un adversaire des Lumières sur le plan de la morale et de la religion, il en partageait les convictions sociales (tolérance, humanisme) et les goûts esthétiques.
Sur cette espérance…
Sur cette espérance, je pénètre dans l’enclos de monsieur Sestier de Langlade, où il y avait des pêches comme le poing. J’en prends une belle, vermeille, tendre et d’une eau, d’une eau, Messieurs, dont il eût été dommage de laisser couler une seule goutte le long des babines. Comme j’étais en train de la sucer, une grosse main me saisit à la nuque, et je m’entends traiter de voleur comme si l’on eût parlé à n’importe qui. Cette insolence ne m’empêcha pas d’achever ma pêche, mais je ressentis vivement l’affront parce qu’il m’empêcha d’en reprendre d’autres et que l’on m’attaquait dans mon honneur. Cependant, comme je n’étais pas de taille, je ne pus me défendre, et force me fut, tout en protestant et en me débattant, de me rendre à la discrétion du misérable qui me retenait. Cet âne bâté, car tous les garde-vigne sont des coquins, sauf moi quand je l’ai été, cette double rosse m’attache les mains au tronc du pêcher, le dos tourné, et m’abandonne en riant pour aller avertir le maître de l’enclos. Si le Ciel ne s’était pas mêlé de mes affaires, aïe ! Monsieur le Baron, quelle raclée me tombait sur le râble ! Mais la vertu n’est jamais laissée sans secours. Il n’y a rien de tel que l’honnêteté, cela tire un bon chrétien de toutes les situations. Ce gueux de garde-vigne avait laissé par bonheur un de ses enfants dans l’enclos. Le petit gredin s’amusait autour de moi à s’empiffrer de pêches, et plus il en engloutissait, plus je voyais qu’il me faudrait en payer. Quand il se fut bien goinfré, il s’approche de moi et se met à me dire :
« Je veux dire, je sais bien que vous avez un sifflet qui siffle fort, comme celui de mon père, je veux dire, et moi, j’aimerais bien en avoir comme le vôtre, je veux dire. – Ah bon ! lui dis-je, eh bien, je te le donnerai pourvu que tu me détaches. – Vraiment, vous me le donnerez ? – Je te jure, foi de Jean-l’ont-pris, que je te le donnerai : c’est bien tout dire ! »
Le gamin là-dessus se met à travailler des dents et des ongles avec tant d’ardeur qu’il me délivra. Quand la bonne œuvre fut faite, il demanda le sifflet.
« C’est juste, mon ami lui dis-je, mais si tu veux l’avoir, il faut que tu me fasses un autre plaisir. – Lequel ? Quoi ?– Laisse-toi attacher pour un petit moment à la place où j’étais. Autrement je ne peux pas te le céder en conscience. – Oh ! Je t’en fiche ! dit-il, ensuite vous ne me le donneriez pas. – Je ne te le donnerais pas ? Nigaud ! Eh bien, puisque tu ne me crois pas, tiens, il est à toi, mets-le à ta bouche et siffle, tandis que je t’arrangerai comme je l’étais moi-même. »
Le malheureux gamin, peuchère, le prit entre ses dents, et il sifflait comme un damné, tandis que je le ligotais du mieux qu’il m’était possible. Quand j’eus fini mon petit travail de bénédiction, je vins devant lui et je lui dis :
« Allons, imbécile ! tu ne sais pas siffler, donne-moi ça que je te montre. »
Le bêta me tendit l’instrument et moi, après lui en avoir envoyé deux ou trois giclées dans chaque oreille pour lui enseigner comment il fallait faire, j’emporte le sifflet comme de raison, je laisse le gamin en sentinelle et je vais me poster derrière un petit mur, sur un tertre, pour voir tout bonnement comment les choses tourneraient. Lui m’appela quelque temps : « Attends ! Attends ! Voleur de sifflet ! Tu vas voir mon père ! Tu vas voir ta grand-mère ! Attends ! » Mais il eut bien vite à chanter d’autres alléluias, comme vous allez l’entendre. Écoutez ce joli bout d’histoire qui en vaut la peine.
Sus aquela esperança…
Sus aquela esperança intri dins lo claus del sénher Sestièr de l’Anglada, ont i aviá de persegas coma lo ponh. Ne preni una bèla, florada, tendra e d’una aigueta, Sénhers mieus, qu’èra damatge que ne colèsse una gota de long de las babinas. De mesura que la suçavi, una manassa m’aganta al copet e m’ausissi tractar de raubaire coma s’aguèsson parlat a qual que siá. Aquela insolentariá m’empachèt pas d’acabar ma persega, mas l’afront me foguèt sensible, per amor que m’empachèt de ne prene d’autras e que m’atacavan dins mon onor. Tot un, coma non èri pas qu’un bolaròt, me poguèri pas aparar, e fòrça me foguèt, tot en charpinant, en petnejant, de me rendre a la discrecion del cocarro que me teniá. Aquel bardòt, car totes los gardavinhas son de coquins, exceptat ieu quand o soi estat, aquel doble caval m’estaca las mans davant darrièr a la camba del perseguièr, e me laissa en risent per anar avertir lo mèstre del claus. Se lo Cèl se foguèsse pas mesclat de mos afars, ai ! Sénher Baron, quina estiblassada me tombava sus la cropa ! Mas jamai la vertut es pas delaissada. I a pas res coma la bravetat, aquò tira un bon crestian de pertot. Lo gus de gardavinha aviá laissat per bonaür un de sos enfants dins lo claus. Aquel pichòt pelaud s’amusava a mon entorn a brafar las persegas, e tant n’engolissiá, tant ieu vesiái que me’n caldriá pagar. Quand se foguèt ben boiricat, s’apròcha de ieu e se met a dire :
« Per aquò, sabi ben qu’avètz un siblet que sibla regde coma lo de mon paire, per aquò, e ieu aimariái ben de n’aver un coma lo vòstre, per aquò. – Òi ? li diguèri ieu, e ben te lo donarai, mai que me destaques. – De bon, me lo donaretz ? – Te juri, fe de Joan-l’an-pres, que te lo donarai : aquò’s ben tot dire ! »
Lo dròlle aquí dessús se met a trabalhar de las dents e de las onglas tant a de reng que me desliurèt. Quand la bona òbra foguèt facha, demandèt lo siblet.
« Es just, mon amic, li diguèri, mas se lo vòls aver, cal que me fagas un autre plaser. – Quin ? De qué ? – De te laissar estacar per un momenton a la plaça ont èri. Autrament, te lo pòdi pas largar en consciéncia. – Ò ! Forres ! çò ditz, puèi me lo bailariatz pas. – Te lo bailariái pas ? Baug ! E ben, puèi que me creses pas, tè ! veja-l’aquí, met-lo a ta maissa, e sibla, entrement que t’enzengarai coma èri ieu. »
Lo paure manit, pecaire, lo prenguèt entre sas dents e siblava coma un perdut a mesura que l’acotavi lo melhor que m’èra possible. Quand aguèri finit mon pichòt trabalh de benediccion, venguèri davant el e li disi :
« A vai, chòt ! sabes pas siblar, mòstra aquò qu’o t’ensenharai. »
La pecòra me larguèt l’estrument, e ieu, après n’i aver plantat dos o tres giscladas dins cada aurelha per li ensenhar coma aquò se fasiá, empòrti lo siblet coma de rason, laissi lo manit en sentinèla e me vau postar darrièr una muralheta, sus un truc, per veire tot bonament coma las causas virarián. El me cridèt qualque temps : « Bota ! Bota ! Rauba-siblet ! O veiràs a mon paire, o veiràs a ta grand ! Bota ! » Mas aguèt lèu a cantar d’autres alleluia coma anatz entendre. Escotatz aqueste morcelet d’istòria que ne val la pena. »
Abbé Jean-Baptiste Fabre – L’œuvre
- 1878 : Obras lengadoucianas, edicioun illustrada pèr Edouard Marsal. Mount-Pelié : Encò de E. Marsal, Editou. Réédition en fac-simile, 1999, Montpellier, Éditions à la Carte.
- 1983 : Òbras complètas, édition du deuxième centenaire en 3 tomes réalisée par Joan Larzac en graphie classique, IEO « A tots ». T. 1 : L’Operà d’Aubais + Lo Tresaur de Substancion. T. 2 : Lo siège de Cadarossa. T. 3 : Lo Sermon de Monsur Sistre, Satiras, Epigramas, Poesias, Acidalie ou la Fontaine de Montpellier (seule poésie française publiée du vivant de l’abbé Fabre), L’Operà d’Aubais (première version). Ces òbras complètas ne sont évidemment complètes ni en occitan ni en français.
- 1988 : Histoira dé Jean l’an prés (seconde version originale), Montpellier, CRDP Montpellier.
Abbé Jean-Baptiste Fabre – Bibliographie secondaire
- 1971 : Marcel Barral, J.-B. Favre [sic] / sa vie, son œuvre. Essai sur le burlesque dans la Littérature Occitane, Montpellier, Université Paul Valéry.
- 1980 : Emmanuel Le Roy Ladurie, L’argent, l’amour et la mort en pays d’oc (avec la première des deux versions originales de Joan-l’an pres), Paris, Seuil.
- 1999 : Danielle Bertrand-Fabre, Être curé en Languedoc au XVIIIe siècle : l’abbé Jean-Baptiste Fabre entre ministère et littérature occitane (1727-1783). Thèse de doctorat d’Histoire sous la direction d’Arlette Jouanna, Université Paul-Valéry Montpellier III.